Dans un passage de La pozza del Felice de Fabio Andina, le narrateur-protagoniste observe les sommets qui s’étendent devant lui: Simano, Pizzo Sosto, Adula. Et la vallée, «là où elle s’ouvre comme une porte sur le monde». Il songe alors: «Ce qu’elle devait avoir l’air loin, cette porte», quand le Felice – le vieil homme au centre du récit – était enfant. Le village où s’ancre l’histoire, Leontica, est aussi celui où ma mère a grandi. Même génération que lui, à une décennie près. Felice avait d’ailleurs été l’amour de jeunesse de l’une des innombrables sœurs de ma mère. Cette porte lointaine, combien de filles de la vallée ne l’ont-elles pas ressentie comme un horizon inaccessible? Pendant longtemps, elle a symbolisé l’impossibilité d’entreprendre des études, dont les frais – à commencer par ceux du transport – étaient d’abord assumés pour les garçons. Elle représentait aussi – lorsqu’il n’y avait ni mari, ni famille pour subvenir aux besoins – l’injonction de partir: quitter la vallée pour travailler ailleurs, à Zurich, Genève ou dans l’arc horloger jurassien. Et, une fois partie, on était souvent coupée à jamais du village, tant les distances avec le reste de la Suisse semblaient insurmontables. Tel fut le «choix» de ma mère.
L’été, mon père nous amenait à Leontica, ma sœur, elle et moi. Nous y restions souvent le temps des vacances scolaires. Ces semaines estivales dans le val di Blenio sont mes plus beaux souvenirs d’enfance. Je m’y abreuvais du patois de la région – qu’il ne fallait surtout pas apprendre selon ma mère car ce n’était pas le «vrai italien» –qui fut ma plus belle porte d’entrée vers ce soi-disant vrai italien. J’observais les habitudes des vieilles du village. Gentile, centenaire pour avoir mangé des patates tous les jours – toujours selon ma mère –, invariablement vêtue de noir, y compris le fichu sur ses cheveux, et presque tout aussi invariablement assise sur le banc devant l’entrée de sa maison. Clelia, infatigable septuagénaire, qui soignait son potager en zoccoli et ne manquait jamais de nous offrir son risotto parfumé aux champignons. Comme le Felice de Fabio Andina, ces vieilles étaient les témoins d’un mode de vie sur le point de disparaître. Des existences rythmées par les saisons, marquées par les travaux agricoles, les tâches quotidiennes, les allers-retours entre les alpages et le village. Pour moi, la notion de montagne reste irrémédiablement attachée à ces scènes de vie.
Durant ces étés, je profitais de la proximité de mes tantes restées au Tessin, et de mes innombrables cousins et cousines. Je me baignais dans les rivières et les pozze, ces bassins naturels creusés par les cascades, faisais mille fois le trajet entre le village et les hameaux d’altitude dont j’adorais entendre les noms – Jür, Cassina et Salvigniano –, rodais à l’abord des granges et des maisons laissées à l’abandon. Je goûtais à la chaleur aride de mi-journée et, par contraste, à la fraîcheur délicieuse du soir qu’offraient l’altitude et les montagnes alentour. Plus que tout, j’aimais la proximité rassurante du Simano, la montagne triangulaire qui descendait à pic dans la vallée, juste en face du village. Nulle part ailleurs je n’ai vu de sommet aussi imposant et escarpé en face de moi. Je ressentais sa présence et la force apaisante qui s’en dégageait avec le plus de netteté à l’ombre du marronnier, sur la placette en contrebas de la maison de ma mère.
Avec le temps, le Valais où j’ai grandi est devenu mon Tessin de substitution. Bien plus lesté par les infrastructures touristiques, balisé de routes, de remontées mécaniques et de résidences secondaires. Mais il me permet de goûter à des paysages, des végétations et des lumières proches de celles du nord du Tessin, sans devoir franchir les longues distances jusqu’à la vallée de ma mère. Et il comble mon besoin d’ailleurs.
Comme les habitant·es des villes qui jadis montaient à Leontica pour un week-end ou de courtes vacances, je suis devenue une citadine qui se prélasse à la montagne le temps d’une villégiature. Je me suis nourrie de savoir intellectuel. Aux yeux de ma mère qui en avait été privée, il a toujours représenté le plus précieux des biens. Pourtant, son savoir à elle, celui des usages de la terre et des ressources qu’elle offre, est tout aussi précieux. Comme tant d’entre nous je m’en suis coupée, incapable de faire pousser la moindre graine, alors que j’aurais pu, depuis toujours, tout apprendre.