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La dette, un fardeau qui affame

La dette extérieure des pays des Suds empêche ceux-ci d’accorder les investissements nécessaires aux secteurs-clés tels que l’alimentation, la santé, l’éducation, le climat. Le point sur ces enjeux, en vue de la prochaine conférence mondiale sur la dette qui débute le 30 juin à Séville.
Sud global

L’endettement des pays des Suds, en augmentation constante, condamne des millions de personnes à ne pas pouvoir étudier, à ne pas s’alimenter en suffisance et à être privées d’accès aux soins. Au cours des six dernières années, près de 70% des pays que les institutions internationales qualifient «en développement» ont rencontré des problèmes de viabilité pour honorer leurs obligations internationales. Rien qu’en 2023, ces nations ont dû consacrer en moyenne 16% de leurs revenus d’exportation au service de la dette. Cette problématique a été au cœur des débats onusiens au premier semestre 2025, notamment dans la perspective de la 4e Conférence internationale sur le financement du développement (FfD4), qui se tiendra du 30 juin au 3 juillet à Séville, en Espagne.

Bien que la dette publique soit «un outil fondamental pour le développement», la hausse de ses intérêts pèse fortement sur les budgets des Etats et laisse peu de marge pour leurs investissements essentiels, selon la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED). Actuellement, de nombreux pays des Suds «s’enfoncent dans une crise de développement» due à la dette. Celle-ci a atteint en 2023 le chiffre record de 11 400 milliards de dollars, ce qui représente 99% des revenus générés par leurs exportations. Une tendance qui semble irréversible: de 2600 milliards de dollars en 2004, la dette, a quintuplé en moins de vingt ans. Conséquences sociales de ce fléau: quelque 3,3 milliards de personnes, sur une population mondiale actuelle de 8,2 milliards, vivent dans des pays qui dépensent plus pour rembourser leur dette que pour la santé, l’éducation ou la lutte contre le réchauffement climatique et la crise environnementale.

Du 17 au 19 mars s’est tenue au siège de l’ONU, à Genève, la 14e Conférence internationale sur la gestion de la dette. Elle visait à constituer «une plateforme de débat et de partage d’expériences» pour «aborder l’un des plus grands défis économiques de notre époque: comment gérer la dette publique sans freiner le développement». Cela en vue de la Conférence de Séville. Laquelle vise à «accélérer la mise en œuvre de l’Agenda 2030 [évaluer la réalisation des Objectifs de développement durable en lien avec la dette] et à faire avancer la réforme de l’architecture financière internationale».

Selon les critiques internationales, comme le Comité pour l’abolition des dettes illégitimes (CADTM) à Bruxelles, il est primordial d’obtenir l’annulation immédiate et inconditionnelle de la dette publique du Sud. Une revendication portée également par les principaux mouvements sociaux mondiaux qui, comme Via Campesina, défendent le droit à l’alimentation et à la souveraineté alimentaire.

Mécanisme de domination. Dans une analyse récente du CADTM, le spécialiste Maxime Perriot soutient qu’«après la décolonisation, la dette a maintenu le joug colonial des puissances impérialistes sur le Sud global»: Ainsi, lors la crise de la dette des années 1980, les Etats surendettés se sont tournés vers le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale qui, en échange de leurs prêts, ont imposé des politiques d’ouverture économique, de privatisations et de réduction des dépenses sociales. Officiellement, ces institutions ont demandé aux Etats de réduire leurs dépenses pour se désendetter. Officieusement, selon Maxime Perriot, «l’objectif était politique: rembourser les créanciers privés et intégrer le plus grand nombre possible de pays dans la mondialisation capitaliste, au profit des classes dirigeantes du Nord. Or quarante ans plus tard, nous vivons une situation similaire».

L’analyse souligne qu’en 2023, les Etats et les acteurs privés des Suds (hors Chine) ont versé plus de 971 milliards de dollars à des créanciers étrangers. Elle rejoint les constats des institutions onusiennes selon lesquels le service de la dette publique dépasse souvent les budgets de l’éducation ou de la santé des pays concernés: par exemple, en 2023, le service de la dette publique du Kenya a été cinq fois plus élevé que son budget de la santé, et celui de la Tunisie quatre fois plus.

Maxime Perriot introduit plusieurs éléments d’analyse importants. Le poids de la dette publique des pays du Sud global entraîne des conséquences désastreuses, tant en termes de remboursement que de conditionnalités imposées par les institutions financières internationales. En excluant la Chine, elle dépasse les 3800 milliards de dollars. Toutefois, précise-t-il, la dette publique extérieure totale de 130 pays des Suds ne représente que 10% de celle des Etats-Unis. Ce qui réfute l’argumentation, souvent avancée depuis le Nord, selon laquelle l’annulation de la dette des pays du Sud provoquerait la faillite de l’économie mondiale.

Par ailleurs, le secteur privé des pays des Suds, en particulier les entreprises, s’endette considérablement auprès de créanciers étrangers. Ce secteur constitue une part très importante de la dette extérieure globale des pays dits en développement. Maxime Perriot conclut qu’un accroissement rapide et constant de la dette, publique et privée, du Sud global s’est produit depuis les années 1980, qui rend ces pays et leurs entreprises vulnérables aux mouvements de capitaux toujours très volatils, ainsi qu’aux conditionnalités imposées par les bailleurs publics en période de crise, notamment le FMI.

Dette = faim. Face à la crise mondiale de la dette, à la forte inflation et à la hausse constante des prix alimentaires, de nombreux pays se retrouvent devant un «choix impossible»: rembourser leur dette ou garantir une alimentation adéquate à leur population, selon le rapporteur spécial de l’ONU sur le droit à l’alimentation, Michael Fakhri. De fait, l’usage des fonds publics pour garantir l’accès à l’alimentation peut retarder les paiements de la dette d’un gouvernement, et aggraver ainsi les chocs financiers. En revanche, s’il choisit de rembourser sa dette, cela entraîne davantage de faim et de malnutrition. «Cela signifie que le système international de financement actuel entrave clairement la capacité des gouvernements à remplir leurs obligations en matière de droit à l’alimentation», a fait valoir M. Fakhri dans son rapport adressé à la 58e session du Conseil des droits de l’homme.

Le document, qui consacre une section entière à la question, rappelle que pour faire face à la crise financière de 2008, presque tous les pays ont contracté des prêts auprès des institutions financières internationales et d’investisseurs privés afin de soutenir les entreprises affectées. L’hypothèse était que les recettes fiscales générées par la reprise de la croissance économique permettraient de rembourser ces emprunts. A partir de 2020, la pandémie de Covid-19 et ses effets économiques dévastateurs ont une nouvelle fois poussé les gouvernements du monde entier à emprunter à des taux d’intérêt sans précédent, faisant exploser la dette souveraine. Pour honorer le remboursement de ces prêts, de nombreux gouvernements ont dû réduire drastiquement les dépenses publiques, y compris dans les services sociaux essentiels. Parallèlement, l’inflation a considérablement augmenté le coût des denrées alimentaires, poussant davantage de personnes vers la faim.

M. Fakhri conclut que les systèmes alimentaires contemporains (adossés au modèle dominant de production et de distribution) contribuent à l’aggravation de la dette. Il identifie quatre facteurs caractérisant l’interaction entre les systèmes alimentaires et les finances publiques. D’abord, la dépendance croissante des banques et des opérateurs au dollar, qui rend les nations vulnérables à la politique économique des Etats-Unis. Cette situation pousse de nombreux pays en développement à encourager les cultures commerciales destinées à l’exportation, au détriment des cultures vivrières diversifiées. Ensuite, l’impact des flux financiers extractifs. Pendant des décennies, les gouvernements se sont désinvestis de l’agriculture et des dépenses sociales, laissant les systèmes de production alimentaire aux mains de grandes entreprises et d’institutions financières.

Un troisième élément est lié aux cycles dits de prospérité et de déclin. Lorsque les prix des denrées alimentaires augmentent, les multinationales utilisent leur pouvoir d’achat et leur domination sur les chaînes d’approvisionnement pour capter l’ensemble des profits, ne laissant que très peu de marge aux petites et moyennes entreprises ou aux agriculteurs. Enfin, l’impact du changement climatique augmente les coûts d’emprunt pour les pays à faible revenu. Dette extérieure et souffrances sociales: un binôme aux conséquences dramatiques.

Cet article a été traduit de l’espagnol par Fernanda Gadea et Jeanne Schuster, CADTM.

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